SOCIÉTÉ

Les chaînons manquants

« J’aime ça quand mes enfants m’appellent papa », avoue Yves Parent, qui est devenu père sur le tard. Ce n’est pas seulement parce qu’il considère ses enfants comme un cadeau de la vie que ça lui fait un petit velours de les entendre : il croit fermement que « les mots nous forment ». « S’il n’y a pas un mot pour nommer la relation qu’on a avec quelqu’un, il y a un vide », estime cet ingénieur.

Ce manque, il l’a ressenti devant l’autre enfant qui est dans sa vie : le fils de son ex-conjointe, avec lequel il a vécu pendant près de 10 ans. Pour cet enfant, aujourd’hui adolescent, il était une figure paternelle tantôt désignée comme le « beau-père », tantôt comme « l’amoureux de maman ». À défaut d’autre chose…

« Il n’y a pas de connotation affective dans beau-père, regrette-t-il. Moi, j’ai senti que ça faisait une différence dans ma relation avec cet enfant. » Julie, elle, se contente d’être présentée comme « l’amoureuse du père », même si elle souhaiterait trouver mieux. « Je préfère aussi belle-maman à belle-mère, précise-t-elle, parce que les belles-mères sont toujours méchantes dans les histoires ! »

« Les êtres humains comprennent les choses en les nommant. Quand on découvre une nouvelle planète, la première chose qu’on fait, c’est lui donner un nom ou un numéro. On met du signifiant sur ces choses-là. »

— Maxime Olivier Moutier, psychanalyste et écrivain

Il croit aussi qu’il faudrait inventer de nouveaux mots pour parler de la réalité des familles recomposées et des relations qui s’y développent.

« Avec internet, on a aussi vu plein de nouveaux mots arriver rapidement, fait valoir le psychanalyste. Une nouvelle réalité naissait et, tout de suite, on l’a nommée, alors que la famille a changé aussi rapidement, mais c’est comme si les inventions linguistiques étaient encore plus à la remorque de la réalité. »

DES MOTS À INVENTER

« La langue est toujours le reflet de la société, précise la linguiste et lexicographe Marie-Éva de Villers. Parfois, elle met plus de temps à réagir. » Elle ne connaît pas de mots pour décrire le lien précis d’un homme ou d’une femme avec l’enfant de son partenaire de vie. « On décrit ces réalités, mais on se satisfait en quelque sorte des mots qui existent déjà, constate-t-elle. On continue de dire beau-père, belle-mère… »

« La caractéristique de la langue de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, c’est que les mots spécialisés entrent dans la langue courante, précise l’auteure du Multidictionnaire de la langue française. Les nouveaux mots, ce ne sont pas des mots généraux, mais des mots spécialisés liés aux domaines des nouvelles technologies, de la science ou de l’environnement. »

Qu’à cela ne tienne, avec des amis, Yves Parent a tenté d’inventer ces chaînons manquants du vocabulaire familial. Au lieu de beau-père, ils ont pensé à « spère » (de spare, en anglais) ; au lieu de belle-mère, ils ont fabriqué « intérimère ». Ces néologismes, insatisfaisants de l’aveu de M. Parent lui-même, ont surtout été lancés à la rigolade.

Marie-Éva de Villers souligne que, dans certains cas, un nouveau mot n’est pas nécessaire. Élargir la définition d’un terme qui existe déjà peut suffire. C’est ce qu’elle compte faire avec le mot beau-frère, par exemple, le « conjoint de la sœur ou du frère », de manière à intégrer la réalité du mariage homosexuel. Ce changement ne sera pas en vigueur dans l’édition du Multi à paraître cette semaine, mais dans la suivante.

À ceux qui, comme Yves Parent, attendent le mot juste et fort, elle dit ceci : créer un nouveau mot est difficile et il y a de belles trouvailles qui ne marchent pas. Au sujet d’un néo-vocabulaire familial, elle ajoute : « Cela va émerger, c’est inévitable. »

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